Le 2 juin 78
MAÏA GLOUMOVA ET LE JOURNALISTE KAMMERER
Elle se tut, comme reprenant conscience et moi aussi, je me ressaisis avec quelques secondes d’avance sur elle. En effet, j’étais dans l’exercice de mes fonctions. Il me fallait travailler. Le devoir. Le sens du devoir. Il faut que chacun accomplisse son devoir. Des mots qui sentent le renfermé, des mots râpeux. Après tout ce que je venais d’entendre… Envoyer le devoir au diable et faire tout mon possible pour tirer cette malheureuse femme du marécage de son inexplicable désespoir. Après tout, c’est peut-être ça, mon vrai devoir ?
Mais je savais qu’il n’en était rien. Pour des tas de raisons. Entre autres, parce que je ne sais pas tirer les gens du marécage du désespoir. C’est tout simple : je ne sais pas. Je ne sais même pas par où l’on commence. Voilà pourquoi mon désir le plus ardent à cet instant, c’était de me lever, m’excuser et m’en aller. Mais, bien entendu, je ne le fis pas, car il me fallait à tout prix savoir où ils s’étaient rencontrés et où il se trouvait à présent…
Soudain, elle demanda :
— Qui êtes-vous ?
Elle posa cette question d’une voix fêlée et sèche ; ses yeux étaient maintenant secs et brillants, complètement malades.
Avant mon arrivée, elle était assise là, toute seule. Malgré les collègues et même, probablement, les amis qui l’entouraient, elle restait seule ; oh, bien sûr, on était venu la voir, on avait essayé de lui parler, néanmoins, elle restait seule, car personne ici ne savait et ne pouvait rien savoir sur l’homme qui avait rempli son âme à ras bord de cet épouvantable désespoir, de cette déception cuisante, exténuante et de ce qui s’était accumulé en elle au cours de cette nuit, qui voulait s’échapper d’elle et ne trouvait pas d’issue. Et voilà que je faisais mon apparition et évoquais le nom de Lev Abalkine : c’était comme si j’avais percé avec un scalpel un abcès insupportable. Alors, elle se déversa en paroles et, pour un temps, ressentit un soulagement immense, elle put, enfin, crier et pleurer tout son soûl, se libérer de la douleur ; sa raison redevint libre et instantanément je cessai d’être guérisseur et redevins ce que j’étais en réalité : un étranger qui n’avait rien de commun avec sa vie, qui y passait par hasard. Et à ce même instant, elle était en train de comprendre qu’en fait, ça ne pouvait être le hasard qui m’avait placé devant elle, car ces hasards-là n’existent pas. Cela n’existe pas : se séparer de l’homme qu’on a aimé vingt ans plus tôt, ignorer tout de lui pendant vingt ans, ne pas entendre son nom pendant vingt ans. Et puis, vingt ans plus tard, le rencontrer à nouveau, passer avec lui une nuit terrible et amère, plus terrible et plus amère que n’importe quelle séparation et le lendemain, pour la première fois en vingt ans, entendre son nom prononcé par un étranger qui n’avait rien de commun avec sa vie et qui y passait par hasard…
— Oui êtes-vous ? demanda-t-elle d’une voix fêlée et sèche.
— Je m’appelle Maxime Kammerer, répondis-je pour la troisième fois, feignant l’aspect d’un désarroi total. Dans un sens, je suis journaliste… Mais, pour l’amour de Dieu… Probablement, j’ai mal choisi le moment… Voyez-vous, je réunis la documentation destinée à un livre sur Lev Abalkine…
— Que fait-il ici ?
Elle ne me croyait pas. Peut-être, sentait-elle que ce n’était pas la documentation sur Lev Abalkine que je cherchais, mais Lev Abalkine en personne. Il fallait que je m’adapte. Et plus vite que ça. Il va sans dire que je m’adaptai.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda le journaliste Kammerer, perplexe et légèrement inquiet.
— Est-il en mission ici ?
Le journaliste Kammerer resta bouche bée.
— En m-mission ? Je n-ne comprends pas tout à fait…
Le journaliste Kammerer était pitoyable à voir. Indéniablement, il n’était pas prêt à une telle rencontre. Indépendamment de sa volonté, il se retrouva dans une situation idiote et maintenant il n’avait absolument aucune idée de la façon de s’en sortir. À cet instant, l’envie la plus ardente qu’éprouvait le journaliste Kammerer, c’était de fuir.
— Maïa Toïvovna, mais je… Pour l’amour de Dieu, n’allez pas imaginer que… Considérez que je n’ai rigoureusement rien entendu depuis que je suis ici… J’ai déjà tout oublié !… En fait, je n’ai jamais été ici !… Mais, par contre, si je peux vous aider…
Le journaliste Kammerer débitait des phrases sans queue ni tête et était cramoisi de confusion. Il n’était plus assis. Dans une position prévenante et extrêmement inconfortable, il semblait suspendu au-dessus de la table, essayant à tout bout de champ de prendre le coude de Maïa Toïvovna d’une main encourageante. Il devait être passablement écœurant à voir, mais, en tout cas, il était totalement inoffensif et plutôt bête.
— Voyez-vous, c’est ma manière de travailler…, marmonnait-il dans ses tentatives lamentables pour se justifier. Elle est discutable, je l’avoue, mais jusqu’ici ça a toujours marché… Je commence par la périphérie : collaborateurs, amis… Maîtres, bien entendu… Précepteurs… Et après, étant, pour ainsi dire armé, je m’attaque à l’objet principal de mes recherches… Je me suis renseigné au COMCONE où on m’a dit qu’Abalkine était sur le point de revenir sur la Terre… J’ai déjà parlé avec son Maître… Avec son médecin… Puis, j’ai décidé de parler avec vous… mais je suis mal tombé. Excusez-moi, je vous en prie, excusez-moi… Ne croyez pas que je suis aveugle, je vois bien qu’il s’est produit une coïncidence très déplaisante…
Il arriva quand même à la calmer, ce journaliste Kammerer lourdaud et plutôt bête. Elle se rejeta dans son fauteuil et cacha ses yeux derrière ses paumes. Ses doutes disparurent, la honte se réveilla et la fatigue lui écrasa les épaules.
— Oui, dit-elle. C’est une coïncidence…
À présent, le journaliste Kammerer aurait dû faire demi-tour et s’en aller sur la pointe des pieds. Mais il était d’un autre acabit, ce journaliste-là. Il ne pouvait pas laisser comme ça, en proie à la solitude une femme exténuée, affligée qui, sans aucun doute possible, avait besoin d’aide et de soutien.
— Bien sûr, ce n’est qu’une coïncidence…, marmonnait-il. On va tout oublier, comme si rien ne s’était passé… Un autre jour, quand cela vous arrangera… quand vous voudrez bien… je vous serai infiniment reconnaissant, évidemment… Bien sûr, ce n’est pas la première fois que ça m’arrive dans mon travail : parler d’abord avec l’objet principal et seulement après… Maïa Toïvovna, voulez-vous que j’appelle quelqu’un ? Tout de suite…
Elle se taisait.
— Mais non, il ne faut appeler personne, c’est beaucoup mieux ainsi… Pour quoi faire ?
— Je vais rester un peu avec vous… au cas où…
Elle finit par ôter les mains de ses yeux.
— Il ne faut pas rester avec moi, fit-elle d’une voix fatiguée. Allez plutôt voir votre objet principal…
— Non, non, non ! protesta le journaliste Kammerer. J’ai tout mon temps. L’objet c’est l’objet, c’est certain, mais je ne voudrais pas vous laisser seule… J’ai tout mon temps… Il regarda sa montre avec une certaine inquiétude. Quant à mon objet, il ne peut pas m’échapper ! Maintenant je lui mettrai la main dessus… D’autant plus qu’il ne doit pas être chez lui à l’heure qu’il est. Les Progresseurs en vacances, je connais ça… À coup sûr, il est en train de se balader dans la ville en proie aux souvenirs sentimentaux…
— Il n’est pas en ville, dit Maïa Toïvovna, se retenant encore. Pour arriver jusqu’à lui, vous avez deux heures de vol…
— Deux heures de vol ? (Le journaliste Kammerer était désagréablement stupéfait.) Permettez, mais j’ai eu l’impression très nette qu’il…
— Il est en Valdaï ! Station de repos « Petit Tremble » ! Au lac Velier ! Et n’oubliez pas que le T zéro ne marche pas !
— Hum ! émit le journaliste Kammerer à pleins poumons.
Un voyage aérien de deux heures n’entrait, indéniablement pas dans ses projets pour ce jour-là. On pouvait même concevoir le soupçon qu’il était, en général, l’adversaire des voyages aériens.
— Deux heures…, marmonna-t-il. Bien, bien, bien… j’avoue que j’imaginais les choses autrement… Je vous prie de m’excuser, Maïa Toïvovna, mais peut-être y a-t-il un moyen de prendre contact avec lui d’ici ?
— Peut-être, répondit Maïa Toïvovna d’une voix déjà complètement éteinte. Je ne connais pas son numéro… Écoutez, Kammerer, laissez-moi seule. De toute façon, pour l’instant, je ne peux vous être utile en aucune manière.
Et ce n’est que là que le journaliste Kammerer réalisa pleinement tout l’embarras de sa situation. Il bondit et se jeta vers la porte. Il se rattrapa, revint vers la table. Il marmonna des excuses inintelligibles. Il se jeta à nouveau vers la porte, en renversant un fauteuil. Tout en marmonnant des excuses, il releva le fauteuil et le réinstalla à sa place avec les mêmes précautions que s’il avait été en cristal ou en porcelaine. Il marcha à reculons, s’inclinant profondément, il défonça la porte avec son derrière et se laissa choir dans le couloir.
Je fermai doucement la porte et restai quelque temps immobile, massant du revers de ma main les muscles crispés de mon visage. La honte et la répulsion envers moi-même me donnaient la nausée.
Le 2 juin 78
LE « PETIT TREMBLE ». DOCTEUR GOANNEK
De la rive est, le « Petit Tremble » avait l’air d’un éparpillement de toits blanc et rouge noyés dans les broussailles des sorbiers rouge et vert. Il y avait aussi une bande de plage étroite et un ponton paraissant être en bois, autour duquel s’amassait tout un banc de barques multicolores. Sur le flanc du coteau inondé de soleil, il n’y avait âme qui vive et ce n’est que sur le ponton qu’on voyait siéger, les jambes pendantes, un personnage tout de blanc vêtu, sûrement en train de pêcher : il était bien trop immobile pour faire autre chose.
Je jetai mes vêtements sur le siège et j’entrai dans l’eau sans faire de bruit superflu. L’eau du lac Velier était magnifique, pure et sucrée, y nager était un véritable plaisir.
Lorsque je grimpai sur les planches du ponton réchauffées par le soleil et me mis à sautiller sur un pied pour faire sortir l’eau de mon oreille, le personnage tout de blanc vêtu finit par détacher ses yeux du flotteur et, après m’avoir examiné par-dessus son épaule, s’enquit avec curiosité :
— C’est depuis Moscou que vous déambulez comme ça, en slip ?
Une fois encore, c’était un vieux de la vieille aux approches de cent ans, sec et maigre comme sa ligne en bambou, seulement, au lieu d’avoir un visage jaune, il l’avait plutôt marron ou, je dirai même presque noir. C’était dû, probablement, au contraste avec ses vêtements d’un blanc immaculé. Au demeurant, ses yeux étaient très jeunes : tout petits, tout bleus et tout gais. Une casquette d’un blanc éblouissant avec une visière antisolaire gigantesque recouvrait sa tête indubitablement chauve et le faisait ressembler à un jockey en retraite, à moins que ce ne fût à un écolier de Mark Twain qui se serait sauvé de l’école du dimanche.
— On dit qu’ici il y a énormément de poissons, dis-je, m’accroupissant à côté de lui.
— Foutaises, dit-il, brièvement, pesamment.
— On dit qu’on peut passer ici son temps fort agréablement, dis-je.
— Ça dépend de qui, dit-il.
— On dit que c’est une station à la mode, dis-je.
— C’était, dit-il.
Je me taris. Nous gardâmes le silence.
— C’était une station à la mode il y a trois ans, jeune homme, prononça-t-il sur un ton édifiant. Ou, comme le dit mon arrière-petit-fils Briatcheslav, « il y a trois ans à rebours ». À présent, voyez-vous, jeune homme, nous ne nous imaginons plus les vacances sans eau glaciale, sans insectes, sans nourriture crue et broussailles sauvages… « Les rochers sauvages, voilà mon âtre », voyez-vous ça… Taïmir et la Terre de Baffin, je vous en prie… Cosmonaute ? demanda-t-il soudain. Progresseur ? Ethnologue ?
— J’étais, dis-je, non sans une joie mauvaise.
— Et moi, je suis médecin, dit-il sans ciller. Je présume que vous n’avez pas besoin de moi. En ces trois dernières hautes saisons, on a eu rarement besoin de moi ici. Remarquez, l’expérience démontre que les patients arrivent par bancs. Hier, par exemple, on a eu besoin de moi. Alors, la question s’impose : pourquoi pas aujourd’hui ? Êtes-vous sûr que vous n’avez pas besoin de moi ?
— Uniquement au titre d’interlocuteur agréable, dis-je sincèrement.
— Eh bien, c’est déjà ça, merci, répliqua-t-il avec empressement. Dans ce cas, venez boire le thé.
Et nous allâmes boire du thé.
Le docteur Goannek créchait dans une vaste isba en rondins près du pavillon médical. L’isba était pourvue de tout le nécessaire, à savoir : perron à balustres, volets sculptés, coq en bois sur le faîte, poêle russe à ultrasons avec autoréglage, baignoire et lit pour deux personnes, et aussi sous-sol à deux niveaux branché, soit dit en passant, sur la Ligne de Livraison. Derrière, dans la jungle d’orties puissantes, se trouvait la cabine de T zéro, artistement camouflée sous l’aspect de cabinet de jardin en bois.
Le thé chez le docteur comprenait : une soupe de betteraves glacée, un porridge de millet à la citrouille et le kvas[1] pétillant aux raisins secs. Du thé proprement dit, du thé en soi, il n’y en avait pas : selon l’intime conviction du docteur Goannek, l’utilisation du thé fort favorisait la formation de calculs, quant au thé faible, il représentait un non-sens culinaire.
Le docteur Goannek était un vieil habitant du « Petit Tremble » : il y pratiquait depuis douze ans. Il avait connu le « Petit Tremble » simple station comme il y en a des milliers ; il l’avait connu aussi à l’époque de sa gloire absolument fantastique, au moment où la curologie était dominée par l’idée que seule la zone moyenne du pays pouvait rendre le vacancier heureux. Même maintenant, à sa période de déclin qui paraissait, pourtant, irréversible, il ne quittait pas le « Petit Tremble ».
La haute saison commencée, comme d’habitude, au mois d’avril, avait amené au « Petit Tremble » trois personnes en tout et pour tout.
À la mi-mai, y était apparu un couple marié de nettoyeurs en parfaite santé venant d’arriver de l’Atlantique Nord où ils avaient déblayé un énorme tas de saloperies radioactives. Ce couple : un Noir Bantou et une Malaisienne, avait confondu les hémisphères et avait débarqué ici pour skier, ni plus, ni moins. Après avoir rôdé quelques jours dans les forêts voisines, ils avaient disparu, une belle nuit, dans une direction inconnue et ce n’est qu’une semaine plus tard qu’ils avaient envoyé des îles Falkland un télégramme avec les excuses appropriées.
Et puis, la veille tôt le matin, un jeune homme étrange s’était manifesté au « Petit Tremble » sans crier gare. Pourquoi étrange ? Premièrement, impossible de comprendre comment il s’était retrouvé ici. Aucun transport : ni terrestre, ni aérien ne l’accompagnait, ça le docteur Goannek pouvait le jurer sur ses insomnies et son oreille fine. Il n’était pas venu à pied non plus, car il ne ressemblait pas à un voyageur pédestre : le docteur Goannek flairait infailliblement les touristes pédestres grâce à leur odeur. Seule restait la transportation zéro. Mais, comme tout le monde le sait, ces derniers jours la liaison zéro clochait à cause de fluctuations du champ de neutrons. Donc, ça n’était que par un pur hasard qu’on pouvait se retrouver au « Petit Tremble » en utilisant la transportation zéro. Dans ce cas, une question : si ce jeune homme s’y était retrouvé par un pur hasard, pourquoi s’était-il aussitôt jeté sur le docteur Goannek comme si c’était précisément de lui qu’il avait eu tant besoin toute sa vie durant ?
Ce dernier argument parut assez brumeux au touriste Kammerer qui voyageait vêtu de son seul slip et le docteur Goannek ne tarda pas à lui fournir les explications qui s’imposaient. Le jeune homme étrange n’avait pas besoin précisément du docteur Goannek en tant que tel. Il avait besoin de n’importe quel docteur ; par contre, plus vite il en verrait un, mieux ça vaudrait. Le fait est que le jeune homme se plaignait d’épuisement nerveux ; cet épuisement, il l’avait pour de bon, et, en plus, à un tel stade, qu’un médecin aussi expérimenté que le docteur Goannek le discernait à l’œil nu. Le docteur Goannek jugea nécessaire de procéder à un check-up complet et méticuleux qui, heureusement, ne donna aucune preuve d’une pathologie quelconque. Il est assez remarquable que ce diagnostic positif produisit sur le jeune homme un effet carrément guérisseur. Il s’épanouit littéralement à vue d’œil et deux ou trois heures plus tard, il était déjà en train d’accueillir des hôtes comme si rien n’était.
Non, non, les hôtes arrivèrent par un moyen tout à fait ordinaire : au bord d’un glider standard… À proprement parler, ce n’était pas des hôtes, mais une invitée. Ce qui tombait on ne peut mieux, d’ailleurs : pour un homme jeune, il n’existe et ne peut exister de psychothérapie meilleure qu’une ravissante jeune femme. La vaste expérience du docteur Goannek comportait un nombre important de cas analogues. Par exemple… Le docteur Goannek cita l’exemple numéro un. Ou, un autre… Le docteur Goannek cita l’exemple numéro deux. Respectivement, la meilleure psychothérapie pour des jeunes femmes est également… Et le docteur Goannek cita des exemples numéros trois, quatre et cinq.
Afin de démontrer que lui non plus ne se mouchait pas du pied, le touriste Kammerer se hâta de répondre par un exemple de sa propre expérience, en racontant qu’étant Progresseur, lui aussi s’était retrouvé, une fois, au bord d’un épuisement nerveux ; cet exemple pitoyable et infortuné fut aussitôt rejeté avec indignation par le docteur Goannek. Il s’avéra qu’avec des Progresseurs il en allait tout autrement : d’une façon bien plus compliquée, mais, dans un certain sens, au contraire, bien plus simple. En tout cas, le docteur Goannek ne se serait jamais permis sans une consultation préalable avec un spécialiste, d’utiliser des méthodes psychothérapeutiques quelles qu’elles fussent envers ce jeune homme étrange s’il avait été Progresseur…
Mais le jeune homme étrange n’était, certes, pas un Progresseur. Entre parenthèses, il n’aurait, probablement, jamais pu le devenir : son type d’organisation nerveuse n’y était pas adapté. Non, il n’était pas Progresseur, mais plutôt acteur ou bien peintre qui aurait connu un grand échec créateur. Dans la riche expérience du docteur Goannek un cas semblable était loin d’être le premier ni même le dixième. Il se souvenait que… Et le docteur Goannek se mit à débiter des exemples tous plus beaux les uns que les autres, y remplaçant, bien entendu, les vrais noms par toutes sorte d’Iks, Bêta et même Alpha…
Le touriste Kammerer, ex-Progresseur et, en général, un homme au caractère quelque peu grossier, interrompit d’une façon assez impolie cette narration édifiante, en déclarant que lui personnellement n’aurait jamais accepté pour tout l’or du monde de vivre à la même station balnéaire qu’un artiste cinglé. C’était là une remarque inconsidérée et le touriste Kammerer fut immédiatement remis à sa place. Pour commencer, le mot « cinglé » avait été analysé, réduit en miettes et balayé en tant que médicalement analphabète et, par-dessus tout, vulgaire. Et c’est seulement au terme de ce qui précède que le docteur Goannek annonça d’une voix extraordinairement venimeuse que l’artiste cinglé susmentionné pressentant, visiblement, l’invasion de l’ex-Progresseur Kammerer ainsi que tous les inconvénients qu’elle impliquait, avait rejeté lui-même l’idée de partager avec ce personnage la station balnéaire et était parti ce matin même sur le premier glider venu. Il était tellement pressé d’éviter la rencontre avec le touriste Kammerer qu’il n’avait même pas eu le temps de saluer le docteur Goannek.
Il faut reconnaître que l’ex-Progresseur Kammerer se montra totalement insensible au venin. Il prit tout pour de l’argent comptant, exprima son entière satisfaction devant le fait que la station balnéaire était libérée d’artistes souffrants d’un épuisement nerveux et déclara qu’à présent, il pouvait choisir sans encombre et avec plaisir un emplacement convenable pour se loger.
— Où a-t-il habité, ce neurasthénique ? demanda-t-il sans ambages, expliquant aussitôt : C’est pour ne pas y aller.
Cette partie de la conversation se déroulait déjà sur le perron aux balustres. Le docteur, quelque peu choqué, indiqua silencieusement une isba pittoresque ornée d’un grand numéro bleu « six », située légèrement à l’écart des autres maisons, tout droit au bord du ravin.
— Parfait, approuva le touriste Kammerer. Donc, on ne va pas aller par là. Par contre, on va aller par là-bas… Les sorbiers y semblent plus touffus, ça me plaît…
Il était absolument évident qu’à l’origine, le très sociable docteur Goannek avait eu l’intention de proposer et, en cas de résistance, d’imposer sa personne comme guide et conseiller du « Petit Tremble ». Mais à présent, le touriste et ex-Progresseur Kammerer lui paraissait bien trop désinvolte et avait la peau trop épaisse.
— Certainement, dit-il, d’un ton sec. Je vous conseille de prendre ce sentier. Vous allez trouver le cottage numéro douze…
— Comment ? Et vous ?
— Faites-moi grâce. Voyez-vous, après le thé j’ai l’habitude de me reposer dans mon hamac…
Il va sans dire qu’un seul et unique regard suppliant aurait suffi pour que le docteur Goannek se radoucît immédiatement et qu’il trahît ses habitudes au nom des lois de l’hospitalité. C’est pourquoi, le touriste Kammerer, vulgaire et à la peau épaisse, se hâta d’ajouter une dernière touche :
— F-f-foutu âge…, prononça-t-il, compatissant, et l’affaire fut réglée.
Bouillonnant d’une indignation muette, le docteur Goannek se dirigea vers son hamac ; quant à moi, je plongeai dans les broussailles de sorbiers, contournai le pavillon médical et, gravissant le flanc de coteau en diagonale, me dirigeai vers l’isba du neurasthénique.
Le 2 juin 78
DANS L’ISBA NUMÉRO SIX
Le « Petit Tremble » ne reverrait plus jamais Lev Abalkine ; moi, je ne trouverais dans sa demeure provisoire rien d’utile, tout ça, c’était clair. Par contre, deux choses restaient pour moi loin de l’être. Savoir : comment Lev Abalkine s’était-il retrouvé au « Petit Tremble » et pourquoi ? Se mettant à sa place, admettant qu’il se cachait pour de bon, il aurait été bien plus logique et moins dangereux pour lui de s’adresser à un médecin dans n’importe quelle grande ville. Par exemple, à Moscou qui était à dix minutes de vol ou à Valdaï qui n’en était qu’à deux. Le plus probable, c’est qu’il s’était retrouvé ici par pur hasard : ou bien il n’avait pas fait attention aux avertissements sur la tempête de neutrons, ou bien qu’il lui était complètement égal à quel endroit il allait se retrouver. Il avait besoin d’un médecin, il en avait un besoin urgent, coûte que coûte. Pourquoi ?
Encore une étrangeté. Comment un médecin centenaire chevronné avait-il pu se tromper au point de juger qu’un Progresseur aussi endurci était inapte à ce métier ? Cela me paraissait douteux. D’autant plus, que ce n’est pas pour la première fois que je me retrouvais confronté au problème de l’orientation professionnelle d’Abalkine… Toute son histoire semblait être absolument sans précédent. Obliger à devenir Progresseur un homme à l’encontre de ses penchants professionnels, c’était une chose, mais faire un Progresseur d’un homme doté d’une organisation nerveuse contre-indiquée, c’en était une autre. Pour un truc pareil, on devrait perdre sa place, et pas provisoirement, mais pour toujours, car cela ne sous-entendait pas qu’un gaspillage inutile de l’énergie humaine, mais des morts humaines… À propos, Tristan était déjà mort… Je me dis, alors, qu’après avoir trouvé Lev Abalkine, je m’appliquerais sans faute à mettre la main sur les responsables de tout ce gâchis.
Selon mon attente, la porte du logis provisoire de Lev Abalkine n’était pas fermée. Le petit hall était vide ; sur une table basse et ronde, sous une lampe à gaz, trônait un panda en peluche qui hochait cérémonieusement la tête, avec de petits yeux scintillants couleur rubis.
Je jetai un coup d’œil à droite, dans la chambre à coucher. De toute évidence, personne n’y était entré depuis deux ans, si ce n’est trois : même l’éclairage automatique n’était pas branché ; au-dessus du lit se détachaient en noir d’épaisses toiles d’araignée, avec des araignées crevées.
Je contournai la table basse et entrai dans la cuisine. La cuisine avait été utilisée. La table pliante était encombrée d’assiettes sales, la fenêtre de la Ligne de Livraison était ouverte, un paquet de bananes en souffrance ornait la chambre de réception. Probablement, chez lui, à l’état-major « TZ », Lev Abalkine était habitué aux services d’une ordonnance. Évidemment, on pouvait tout aussi facilement supposer qu’il ne savait pas faire marcher le cybernettoyeur…
Dans une certaine mesure, la cuisine m’avait préparé à ce que je vis dans le salon. Enfin… très faiblement. Tout le plancher était parsemé de morceaux de papier déchiré. Une large couchette était sens dessus dessous : des coussins multicolores traînaient n’importe comment, l’un d’eux se trouvait par terre dans le coin le plus éloigné de la pièce. Le fauteuil près de la table était renversé ; les plats avec de la nourriture desséchée s’amoncelaient en vrac sur la table, ainsi que, là aussi, des assiettes sales ; une bouteille de vin entamée se dressait au milieu de la vaisselle. Une autre bouteille avait roulé jusqu’au mur, laissant derrière elle une trace épaisse sur le tapis. Curieusement, il n’y avait qu’un verre avec un reste de vin, mais comme le rideau de la fenêtre était arraché et ne tenait que par ses derniers fils, je supposai d’emblée que le second verre s’était envolé par la baie vitrée largement ouverte.
Les papiers froissés ne traînaient pas seulement par terre et ils n’étaient pas tous froissés. Quelques feuilles blanches se laissaient apercevoir sur la couchette, les morceaux déchirés parsemaient la nourriture ; les plats et les assiettes étaient légèrement poussés de côté, ce qui libérait une place pour une pile entière de feuilles.
Je risquai quelques pas prudents et, aussitôt, quelque chose de pointu s’enfonça dans la plante de mon pied nu. C’était un petit morceau d’ambre qui ressemblait à une molaire à deux racines. Elle était percée. Je m’accroupis, regardai autour de moi et découvris d’autres morceaux semblables ; les restes du collier d’ambre étaient éparpillés sous la table, tout près de la couchette.
Toujours accroupi, je ramassai le bout de papier le plus proche et le mis à plat sur le tapis. C’était la moitié d’une feuille de papier à écrire ordinaire où quelqu’un avait dessiné au style un visage humain. Un visage d’enfant. Un gamin d’une douzaine d’années aux joues potelées. À mon avis, un mouchard. Le dessin était fait de quelques traits précis et sûrs. Un très bon dessin, vraiment très bon. Soudain, il me vint à l’esprit que je pouvais me tromper, que ce n’était pas Lev Abalkine, mais un vrai peintre professionnel en proie à un échec créateur qui avait laissé derrière lui tout ce chaos.
Je ramassai les papiers éparpillés, relevai le fauteuil et m’y installai.
Et, une fois de plus, tout paraissait plutôt étrange. Quelqu’un avait dessiné rapidement, d’une main sûre, des visages, surtout d’enfants, de petits animaux, indéniablement terrestres, des bâtiments, des paysages et, si je ne m’abuse, même des nuages. Il y avait encore quelques schémas et croquis ébauchés par la main d’un topographe professionnel : petits bois, ruisseaux, marécages, croisements de chemins et au même endroit, parmi des signes topographiques laconiques, Dieu sait pourquoi, de minuscules silhouettes humaines assises, couchées, en train de courir, ainsi que de minuscules images d’animaux : cerfs, ou élans, ou loups, ou chiens ; curieusement, quelques-unes étaient rayées.
Tout cela était incompréhensible et, en tout cas, ne collait aucunement ni avec le chaos qui régnait dans la pièce, ni avec l’image de l’officier de l’état-major impérial n’ayant pas suivi le reconditionnement. Sur une des feuilles, je découvris un portrait admirablement bien fait de Maïa Gloumova et je fus frappé de l’expression – entre le désarroi et la perplexité – remarquablement saisie sur le visage souriant et même gai. Il y avait aussi une caricature du Maître, Sergueï Pavlovitch Fédosseïev, caricature, je dois l’avouer, brillante : un quart de siècle plus tôt, Sergueï Pavlovitch devait avoir exactement cet air-là. Après avoir vu cette caricature, je compris, enfin, quels bâtiments étaient représentés sur les dessins : vingt-cinq ans auparavant, l’architecture-type des écoles-internats eurasiens, c’était exactement ça… Tout cela avait été, donc, dessiné rapidement, d’une main sûre pour être aussitôt déchiré, froissé, rejeté.
Je rangeai les feuilles et réexaminai le salon. Mon attention fut attirée par un petit chiffon bleu ciel traînant sous la table. Je le ramassai. C’était un mouchoir de femme fripé et déchiré. Bien entendu, je me souvins immédiatement du récit d’Akoutagava et m’imaginai Maïa Toïvovna assise dans ce fauteuil en face de Lev Abalkine, en train de le regarder, de l’écouter ; son sourire ne laissait paraître qu’une ombre pâle, une expression hésitant entre le désarroi et la perplexité, tandis que ses mains, cachées sous la table, torturaient et déchiraient impitoyablement le petit mouchoir…
Maïa Gloumova, je la voyais avec netteté, mais je n’arrivais toujours pas à m’imaginer ce qu’elle voyait et entendait, elle. À cause de ces dessins. Sans eux, j’aurais très facilement peint dans mon esprit un officier impérial ordinaire, assis sur cette couchette, tout juste débarqué de sa caserne, se délectant d’un repos mérité. Mais les dessins étaient là et quelque chose de très important, de très compliqué et de très sombre se cachait derrière…
Je n’avais plus rien à faire ici. Je tendis la main vers le vidéophone et composai le numéro d’Excellence.
Le 2 juin 78